"Dans deux jours, si Dieu le veut, son nom, Tibilé Kanté, sera inscrit au milieu des amis au baccalauréat, sur le grand tableau du lycée Abdoulaye Sadji de Rufisque."
Tibi, Issa et Neurone sont des amis de longue date. La tronche de la bande, c'est Neurone. C'est grâce à lui qu'Issa le styliste a réussi à arriver jusqu'au Bac. Tibi, quant à elle, espère s'en sortir avec un 12. Ce sera son sésame pour quitter sa banlieue dakaroise et partir en France étudier. Etudier où et quoi, elle n'en a aucune idée, mais au moins, là-bas, elle ne vivra plus sous la pression familiale, ses convenances et ses obligations, car les filles en Afrique ne bénéficient pas des même traitements de faveur que leurs frères et cousins.
"C'est comme un gros cœur qui fait de l'hyperventilation, cette maison. Un battement d'entrées et de sorties. Tu entres, tu t'annonces et tu attends dans le premier salon. Il y a toujours là des gens du quartier et de la famille plus ou moins éloignée. Ils arrivent du village, vont au village, atterrissent de France, décollent vers la France. Ils viennent gratter des CFA ou sont là pour en donner. Ceux qui ont quitté leur village pour régler des affaires ou faire leurs études peuvent rester quelques jours, voire quelques années. Chez les Kanté, personne ne te dira de partir. En fonction des arrivages, on fait de la place dans la maison. On déplace des enfants d'une chambre à l'autre, comme des meubles". (page 33)
C'est Kissima, le grand-père du Tibi qui l'a surnommé "Tibi Toubab", "pas parce qu'elle parlait mieux français que les autres (...) mais parce qu'elle résiste depuis toujours à ce qu'on lui demande. Une résistance silencieuse. Le vieux Kissima disait en rigolant : "Tibi, elle est comme les Français, elle se met en grève."
Pour conjurer le sort de ses futurs résultats, Issa embarque Tibi chez son marabout. De son côté, il veut défier la Providence et obtenir le sésame pour intégrer un BTS stylisme au centre-ville de Dakar. Issa, sa passion, c'est la mode. De plus, il est persuadé que son marabout peut résoudre le problème de cheveux de Tibi : depuis longtemps, ils refusent de pousser.
"Au bout d'un mois de traitement, la tête de Tibilé ressemblait toujours au stade de foot d'en face après une inondation. Une terre granuleuse et des grandes flaques d'eau où se reflètent le ciel." (page 9)
Neurone (de son vrai nom Rigobert Coly) brille par ses résultats scolaires, mais au sein de sa famille, il ne peut pas rivaliser avec l'ego écrasant d'un père puissant qui a pignon sur rue dans le domaine de l'automobile, car ici, "les garagistes du pays sont des chirurgiens qualifiés. Transplantation de moteur, greffe de carburateur et changement complet de carrosserie." (page 11) Comme les rails d'un chemin de fer, l'avenir de Neurone est tout tracé : obtenir brillamment son examen avec mention TB, avoir son visa étudiant pour la France grâce aux connaissances de son père auprès de Monsieur le Consul de France, faire des études là-bas et revenir aussitôt au pays pour développer de nouvelles branches prometteuses dans la grosse entreprise familiale implantée dans le nouveau Diamniadio. Et rester ainsi dans la course de la concurrence.
"Mais Neurone, çà lui gratte la peau d'obtenir un visa par un simple coup de téléphone alors que d'autres se tapent des réunions d'information à Campus France, ou soudoient parfois l'administration française pour obtenir simplement un rendez-vous. Tout s'achète dans ce pays, surtout quand on est pauvre". (page 25)
Pourtant, Neurone n'est pas comme son père et son frère, Paulin. Il a conscience que beaucoup de choses ne tournent pas rond dans ce bas-monde. Il fait partie de la jeunesse sénégalaise dorée, celle qui a accès à tout et qui ne se refusent rien, mais plus il prend de l'âge, et moins sa conscience le laisse tranquille : " Neurone n'arrête pas de dénoncer la corruption étatique, le manque d'exemplarité des ministres, le néocolonialisme français, et aujourd'hui le voilà pris dans les rouages du clientélisme. La révolte d'un fils de riche fera toujours sourire." (page 26)
Depuis toujours, Neurone est secrètement amoureux de Tibi. Pourtant, il sait que jamais la famille de celle qu'il aime n'acceptera une union car "un Diola ne se marie pas avec une Soninkée. (...) La communauté soninkée est une armoire bien rangée: les nobles avec les nobles, les forgerons avec les forgerons, les esclaves avec les esclaves, les marabouts et les griots entre eux." (page 79) Mais le cœur a ses raisons que la raison ignore.
Hadrien Bels ne fait pas dans le politiquement correct. Son second roman, Tibi la Blanche, est un concentré de vérités parfois assassines que tout le monde n'est pas forcément prêt à entendre. Mais le Marseillais signe ici un roman contemporain très graphique dans lequel il dépeint avec une finesse extrême les banlieues de Dakar, sa jeunesse, ses espoirs et ses rêves, ses us et ses coutumes. On pourrait presque penser que c'est un enfant du pays. Son écriture est profondément humaine, les figures de style sont drôles et piquantes, assaisonnées à la sauce kani : "Chez les Kanté, les pas de porte sont des parkings à claquettes que tu peux emprunter comme des voitures de location" (page 36) ou encore "Les deux pays forment un couple qui se tourne le dos dans le lit conjugal. Et pour un Sénégalais, la France, c'est la femme auprès de laquelle tu vas te plaindre de tes maux de dos, alors que tu réserves tes prouesses de lit à ta maîtresse." (page 43)
Bref, vous l'aurez compris, Tibi la Blanche est à lire ! Un dernier mot sur le côté "mystique", omniprésent dans le roman, et qui ajoute une dimension très intéressante au livre. Je ne vous en dis pas plus. A vous de le découvrir.
246 pages / sorti en août 2022 aux Editions Iconoclaste
Le roman est disponible à Dakar dans les librairies Aux 4 Vents.
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