Silence du choeur est le deuxième roman publié de l’auteur sénégalais, lauréat en 2021 du prix Goncourt. L’histoire se déroule en Sicile, dans la petite ville d’Altino, au pied de l’Etna. Soixante-douze raggazzi, tous des hommes d’origine africaine (anglophones et francophones), issus de l’immigration clandestine, sont secourus et pris en charge par une association locale du nom de Santa Marta. Tous les membres de cette association sont Italiens, sauf Jogoy, l’interprète-médiateur de nationalité sénégalaise, arrivé lui aussi dans les mêmes circonstances que les raggazzi, cinq ans plus tôt.
« Il voyait dans la traduction une métaphore de la condition des hommes, ce qui symbolisait peut-être le mieux ces deux mouvements contraires dont la tension se trouvait au coeur de leur vie : d’un côté l’impossibilité à communiquer une part de l’essentiel, l’échec du langage devant l’énigme humaine, et de l’autre, malgré tout, la tentative désespérée, par le langage, sinon de nommer cette énigme, au moins de l’approcher. Echec et espoir. La traduction n’est pas autre chose. Elle implique toujours un échec, une catastrophe préalable, celle de l’incompréhension ; car si on a besoin de traduire, c’est que deux hommes au moins ne se comprennent pas ou ne se sont pas compris, et cette incompréhension actée, consommée, irrattrapable, est un désastre, le symbole d’une communauté irrémédiablement perdue, d’un malentendu originel. » ( page 57)
A Altino, l’arrivée des raggazzi, de plus en plus souvent, de plus en plus nombreux, divise les habitants de la petite bourgade sicilienne. L’association peine à faire avancer les démarches administratives pour la régularisation de leur situation, à leur trouver du travail dans une contrée où les locaux, eux-mêmes, souffrent d’un taux de chômage monstrueux, à les faire accepter de tous. Et de leurs côtés, ceux qui ont bravé le désert et la mer pour accéder à une vie meilleure, s’impatientent.
« Lumières ! Lumières ! Lumières qui refusaient de s’allumer dans la nuit interminable, lumières qui refusaient d’apparaitre à l’horizon, lumières éteintes dans le monde, éteintes dans nos coeurs… Lumières ! Nous les mendions… Régulièrement, tels des marins accomplissant leur quart, de petites équipes de cinq se relayaient pour faire le guet. Cela durait quinze minutes. Quinze minutes d’un terrible face-à-face avec l’hideuse mer ; quinze minutes pendant lesquelles les compagnons des guetteurs étaient suspendus à leurs lèvres, espérant entendre le cri libérateur : « Lumières, là-bas ! ». Qui ne retentissait jamais. ( page 143)
Silence du choeur est un roman dont on ne sort pas indemne (comme tous les ouvrages de l’écrivain !). Mohamed Mbougar Sarr attrape fermement notre main et nous entraîne dans les profondeurs de l’âme humaine, aux confins du royaume du doute et de la peur, là où l’inhumain flirte dangereusement avec l’humain.
A la fois conteur, poète, avocat, juge, romancier, metteur en scène, l’auteur aux multiples talents littéraires inscrit une fois de plus sa plume parmi les meilleures et les plus envoûtantes de la littérature francophone contemporaine.
Mohamed Mbougar Sarr excelle dans l’art des métaphores : tout au long de son ouvrage, il fait doucement mais sûrement graduer une atmosphère inquiétante autour d’Altino et de ses habitants : le rejet de l’autre, celui qui vient d’ailleurs, la peur de ce qui est différent de nous, les passions ancestrales, l’incompréhension des raisons qui poussent l’autre à partir loin de chez lui. Tout se déroule sous le regard du volcan qui, par moment, frémit, comme exacerbé par la folie des hommes, prêt à entrer en éruption.
« … le migrant peut insister sur la cause de son départ ou sur son but. Sur le motif ou le mobile. Sur la raison ou l’objectif. Selon l’option qu’il choisira, il ne sera pas vraiment le même type d’immigré. Les « parce que » / « à cause de » ont plus de chances d’avoir des papiers ou d’émouvoir. (…) La distinction entre bons et mauvais migrants se fait désormais autant par la mesure de leur utilité et de leur adhésion au pays d’accueil, que par l’évaluation de leur degré d’exposition à la mort dans leur pays d’origine. Un bon migrant n’est plus uniquement un brave immigré qui a quitté son pays pour poursuivre ses études ou faire valoir ses compétences ailleurs, sur une terre dont il épouse plus ou moins les valeurs et le mode de vie ; non, pour tous ces pays qui se demandent si toute la misère du monde peut débarquer comme çà chez eux ou non, un bon migrant est en train de devenir un migrant presque mort. Oui, presque : il doit quand même lui rester un souffle de vie pour raconter les circonstances dans lesquelles la faucheuse, sous une forme ou une autre, à failli le crever. Migrant est un diplôme qui se mérite, avec différentes mentions dont la plus prestigieuse est : « a failli mourir pour de vrai ! ». ( page 184)
Pour Silence du choeur, M.M Sarr a reçu : le Prix du roman Métis des lecteurs de la ville de Saint-Denis (2018), le Prix Solidarité (2018), le Prix Littérature Monde (2018), et le Prix Littéraire de la Porte Dorée (2018).
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568 pages / Publié aux Editions Présence Africaine en juillet 2017
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