Mercredi 13 avril 2022, de 8h à 10h
Avec M. Pape-Michel MENDY pour les Éditions Flore Zoa, les professeurs de Lettres, de Philosophie et d’Histoire-Géopolitique du LFJM et leurs élèves de spécialités en Terminale.
Je vous propose de retrouver les échanges de ce matin avec notre invité, le journaliste et écrivain sénégalais, Monsieur Boubacar Boris DIOP, auteur de Murambi Le livre des ossements.
— Je ne vais pas jeter de pierre dans le jardin des autres. Je me critique moi-même. Lorsque j’allais au Rwanda quatre ans après, je n'avais toujours pas compris. Il m’a fallu juste une petite semaine sur place pour me rendre compte de cette évidence. Depuis, je suis allé une trentaine de fois au Rwanda depuis 1998. C’est le pays que je connais le mieux au monde.
Vous ne pouvez pas conquérir un pays étranger si, parmi la population, vous n’avez pas de collaborateurs. C’est bien ce que nous montre l’exemple du Mexique avec Cortès, un pays dans lequel j’ai vécu quelque temps et sur lequel je me suis documenté sur la période des conquistadors. C’est grâce à La Malinche, un atout majeur dans la conquête, que Cortès arrivera à ses fins. Elle parlait les langues maya et nahuatl, et connaissait les coutumes locales.
Concernant le génocide au Rwanda, il y a un peu plus de prises de conscience au niveau mondial, mais il reste encore énormément à faire.
Avec l’aide des réseaux et la réappropriation du monde, on ne sait plus ce qui est vrai et ce qui est faux. Au fond, la vérité, ça n’a plus de sens. Et moi, je pousse le cynisme en disant que nous sommes presque rentrés dans un monde de post-réalité. Nous ne savons plus regarder et nous avons pris l'habitude de faire confiance à des médias extrêmement puissants. Et nous sommes dans de la géostratégie. On ne pas dire qu’ils défendent les faits, mais ils mentent énormément par omission. Vous savez, juste avec la manière dont on tourne les phrases, on influence la perspective sur les événements.
Question d’un élève : « Est-ce que, durant le génocide, on peut savoir si Dieu était au Rwanda ? »
— Ce pays est le symbole du tribalisme, alors que c’est la nation la plus homogène. Le Rwanda a toujours eu un seul Dieu: Imana, un dieu unificateur, architecte du monde. Après avoir créé le monde, il a voulu se reposer, et quand vient le soir, on dit qu’il vient au Rwanda se reposer. Les colons vont remplacer Imana par un seul dieu.
Que se passe-t-il alors lorsque vous tuez Imana qui était au centre de la croyance des Rwandais? Il y a bien encore un dieu, mais il ne ressemble à rien de tangible pour les Rwandais. Ce changement de religion n'était qu’en surface pour les Rwandais. Le premier Européen est rentré en 1892 au Rwanda. L’église et les colonisateurs dirigent alors le Rwanda. Ce peuple avait la foi. Lorsque le génocide a lieu, les hommes d’Église étaient au centre de l'événement, comme Mgr Augustin Misago, évêque de Gikongoro. C’est lui qui a fait venir la milice pour tuer plus de 45 000 personnes dans un lieu de culte, dans une église où les fidèles venaient se recueillir et prier, d’habitude.
Après le génocide, beaucoup de Tutsis ont perdu la foi. Et il y a eu des tentatives de reconversion vers l’Islam. Cette foi venait du dehors et elle représentait alors une identité meurtrière. Mais, lorsque vous devenez musulman, vous devenez un converti. Vous n’êtes plus ni Hutu ou un Tutsi. Cependant, l’être humain a besoin de se raccrocher à un absolu.
Question d’une élève : Dire l’indicible illustré par la scène de viol - lecture d’un passage de Murambi Le livre des ossements.
— Après la Shoah, on a parlé de la banalité du mal. Comme l’a fait Hannah Arendt, par exemple. Nous avons tous tendance à penser que le monstre doit être grimaçant, abominable, laid. Mais, chacun de nous, mis en situation, peut devenir un monstre.
Quand vous écrivez un livre sur des événements pareils, le grand danger, c’est d’en rajouter. C’est réellement arrivé, les preuves sont là, mais c’est tellement terrible que vous vous dites que les lecteurs ne vous croiront pas. Le lecteur est dans sa zone de confort. J’ai lu une scène dans un livre d’Histoire, je me suis dit que je devais l’écrire, mais il y a un autre fait horrible que j’ai décidé de passer sous silence dans Murambi. C’est comme pour cette femme qui était trop belle, qui part, et qui sait qu’elle va mourir parce qu’elle est trop belle.
Question d’une élève : le passage de lecture durant lequel Faustin Gassama est au chevet de son père – la démonstration d’une haine intergénérationnelle. « Pourquoi cette violence est-elle institutionnalisée ? »
— Un génocide est toujours précédé par les mots. D’une part, il y a eu un long travail de conditionnement idéologique sous terrain. Et d’autre part, il y a eu la diabolisation des victimes. Au Rwanda, on les appelait « inyenzi », les cafards. Gassama et son père, dans Murambi, en sont le symbole. Et cela nous permet de nous souvenir que le génocide a commencé en 1959 et ce, jusqu'en 1994. L'habitude était de tuer les Tutsis à partir du 1er novembre 1959, une date que l’on appelle « la Toussaint rwandaise ».
Le gouvernement en place protégeait et encourageait cette haine. Ce sentiment d’impunité devient le pire des conditionnements. Jusqu’en 1994, lorsque les Tutsis allaient se cacher dans les églises, ils avaient la vie sauve. Lors du génocide de 1994, les tueurs disent : « laissons-les entrer dans les églises, comme ils ont l’habitude de le faire. » Un des lieux des plus symboliques du massacre (25 000 personnes massacrées), c’est l’église de Nyamata, l’un des quatre sites mémoriaux du génocide). Les corps des victimes sont encore là-bas.
Question d’une élève : par rapport à un passage de Murambi qui parle de Jessica et du militantisme – « Êtes-vous militant lorsque vous décidez d’écrire un livre sur le génocide des Tutsis ? »
— On était un groupe d’auteurs. Nous avions constaté que la parole des auteurs africains avait très peu d’impact pour différentes raisons, dont celle de la langue d’écriture. Le journaliste et écrivain Williams Sassine a écrit ceci : « Être écrivain en Afrique, c’est écrire-en-vain. » (1944-1997).
Quand on m’a demandé d’aller au Rwanda pour écrire, j'étais réticent, mais une fois sur place, je n’ai jamais regretté. Arrivé là-bas, je me suis rendu compte que tout cela a un véritable poids, de sang. J’ai écrit ce livre avec une espèce de colère froide, mais aussi d'apparat. Comment, pendant quatre ans, 10 000 morts par jour avaient pu se dérober à ma vue ? Cela m’a fait sortir de la superficialité. Cela m’a rendu beaucoup plus militant, mais dans le sens où ce ne sont plus de simples lectures. Aujourd’hui, ce qui m'intéresse, ce sont les faits. Si je n’avais pas été au Rwanda, je n’aurais pas écrit mes romans en wolof. Et, en réalité, il n’est pas question de la haine de l’autre, mais de la haine de soi. On est au cœur du rejet de soi-même. C’est ainsi que je me suis mis à écrire en wolof dans le premier journal en ligne en wolof. J’ai effectué un recentrage sur moi-même, un retour vers moi.
Question d’une élève : « L'erreur est humaine, mais est-elle pardonnable ? »
— Avec le temps, tout le monde s’est excusé dans la communauté internationale. Mais la question que vous posez, c’est peut-être à votre professeur de philosophie d'y répondre.
Béatrice Bernier-Barbé.
Crédit images : Béatrice Bernier-Barbé
Retrouvez la chronique littéraire de Murambi Le livre des ossements sur le site.
Retrouvez également : « Rwanda, l'énigmatique silence africain », une chronique de 2021 dans Le Monde diplomatique (article complet réservé aux abonnés), signée Boubacar Boris Diop, journaliste et écrivain.
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