Où allons-nous ? Aux États-Unis, au Brésil, au Chili, au Mexique et au Guatemala.
À quelle époque ? Contemporaine avec des retours dans le passé historique tumultueux d’une Amérique latine sous dictature.
Venez, je vous raconte de quoi il est question :
Richard Bowmaster est professeur d’université à New York. Ce sexagénaire solitaire ne tolère que la compagnie de ses chats et de sa voisine, Lucìa Maraz, qu’il loge au sous-sol de sa maison et avec qui il se limite à des échanges de politesse. Mais un jour de tempête de neige, il heurte la voiture d’une jeune immigrée guatémaltèque sans papier prénommée Evelyn, et là, le calme de sa vie sous contrôle bascule.
« « Pardonnez-moi, c’est ma faute. Je ne vous ai pas vue. Mon assurance paiera les dommages », lui dit-il. La fille jeta un bref regard sur le feu arrière brisé et le coffre embouti, entrouvert. Elle tenta en vain de le refermer, tandis que Richard lui répétait le refrain de l’assurance. » (P.32)
Lucìa Maraz est la voisine et collègue de travail de Richard. Elle vit également seule, en compagnie de Marcelo, son chihuahua. Originaire du Chili, c’est elle qui va permettre à Richard de comprendre d’où vient Evelyn et la raison de son comportement déroutant.
« Elle avait accepté ce travail au Centre d’études d’Amérique Latine et des Caraïbes pour prendre du champ en même temps qu’elle se rapprochait de sa fille. Et aussi, elle devait bien l’admettre, parce que Richard l’intriguait. » (P.16)
Finalement, peu de temps après l’accident de voiture, Evelyn débarque à la porte de Richard, à 10 heures du soir, cachée sous un anorak et muette. Paniqué, ce dernier demande alors assistance à Lucìa.
« « Désolé de te déranger si tard, Lucìa, mais j’ai besoin de ton aide, pour un problème sérieux, annonça Richard au téléphone. ̶ Quel genre de problème ? Sauf si tu perds son sang, ça pourra bien attendre jusqu’à demain, répliqua-t-elle. ̶ Une Latino-Américaine, hystérique, a envahi mon domicile et je ne sais qu’en faire. Peut-être pourrais-tu l’aider. Je ne comprends presque rien de ce qu’elle dit. » (P.36) »
À mon humble avis :
En toute honnêteté, ce dernier roman d’Isabel Allende fait partie des meilleurs romans que j’ai eu à lire cette année. L’intrigue est menée d’une main de maitre, comme d’habitude, et les rebondissements y sont multiples et sensés. L’histoire de famille des trois personnages principaux se mêle et se mélange au fur et à mesure des chapitres.
Avec le temps, Richard est devenu bourru et désagréable, mais vous comprendrez plus tard pourquoi. Quant à Lucìa, malgré son exil forcé et la séparation avec ses proches, elle a conservé sa joie de vivre et son entrain inné. Et la jeune Evelyn, de son côté, a déjà vécu plusieurs vies terribles depuis qu’elle est venue au monde, mais elle continue d’y croire, malgré tout. Pour reprendre les mots de l’auteure dans un autre de ses romans, « Elle comprit que le bonheur consistait à atteindre ce qu’on a attendu très longtemps ». (« La cité des dieux sauvages », 2002).
« Quand Miriam, la mère d’Evelyn, était partie vers le nord, l’invincible grand-mère s’était chargée de la petite et de ses deux frères ainés. Evelyn venait seulement de naître quand son père avait émigré, en quête de travail. […] Evelyn avait six ans lorsque sa mère, à son tour, avait disparu sans rien dire. […] L’aïeule ajoutait que, grâce au sacrifice de leur mère, ils pouvaient manger tous les jours, aller à l’école et recevoir des colis remplis de jouets, de chaussures Nike et de friandises envoyés de Chicago. » (P.45)
Ce qui fait la différence :
L’auteure, dont l’écriture est toujours aussi passionnante et mordante, nous plonge dans trois histoires de famille que rien ne semble vraiment rapprocher, et pourtant !
C’est également un roman d’actualité qui aborde des questions essentielles et fondamentales comme l’immigration clandestine aux États-Unis et les motivations relevant de la survie de celles et ceux qui tentent ce voyage de l’improbable.
« Cabrera expliquait à ses clients qu’ils étaient dans le Chiapas, le coin le plus dangereux pour les voyageurs privés de la protection d’un « coyote », à la merci des bandits, assaillants et prédateurs en uniforme qui pouvaient leur dérober tous leurs biens, depuis leur argent jusqu’à leurs sandales. » (P.134)
Il est aisé de comparer « Plus loin que l’hiver » à l’histoire personnelle d’Isabel Allende, elle-même d’origine Chilienne et contrainte de quitter son pays précipitamment après l’assassinat de son oncle par le gouvernement de Pinochet dans les années 70. Ici, à travers son écriture et ses personnages, elle nous livre une part sombre et despotique des gouvernements tortionnaires de l’Amérique latine de sa jeunesse. Mais elle trouve cependant le courage de continuer à aimer la vie, comme le font Lucìa et Evelyn, malgré tout.
Selon moi, ce roman est à la fois un requiem et une ode à la renaissance. Isabel Allende rend ici un très bel hommage littéraire aux disparus des dictatures sanguinaires.
« Les clichés pris ce jour-là ne correspondaient à aucune donnée des archives du Vicariat. On expliqua à Lena qu’il n’était même pas sûr que ce jeune homme fût chilien : il pouvait arriver d’un autre pays, comme l’Argentine ou l’Uruguay. Dans le cadre de l’Opération Condor, menée conjointement par les services de renseignement et de répression des dictatures au Chili, en Argentine, en Uruguay, au Paraguay et en Bolivie, ainsi qu’au Brésil, opération qui avait causé soixante mille morts, il y avait parfois des confusions dans l’enregistrement des prisonniers, des corps et des pièces d’identité. » (P.118)
Bravo à l’auteure et belle lecture à vous !
336 pages / Juin 2020 / GRASSET
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