Où allons-nous ? En France, principalement.
À quelle époque ? Contemporaine
Venez, je vous raconte de quoi il est question :
Voici comment s’ouvre le dernier roman d’Elgas : « Aussi loin que je m’en souvienne, on ne m’a jamais appris à aimer. Je dois dire que les choses n’ont pas beaucoup évolué. Quand j’ai entrepris moi-même d’y remédier, je n’ai pas eu plus de chance. »
Est-ce qu’on apprend à aimer ? Ou est-ce plutôt un sentiment qui fait partie de l’inné chez l’homme ? Si l’amour fait partie d’un apprentissage, dans ce cas, à qui revient le rôle primordial de guide ?
« Mâle noir », c’est l’histoire d’un homme, d’origine sénégalaise, et dont l’auteur ne livrera pas le prénom. Un homme dans la trentaine, qui, après des études supérieures effectuées en France, présente sa thèse au début du roman pour valider un cursus post-bac en anthropologie. Cet homme, ce « Mâle noir », compte de nombreuses conquêtes féminines à son tableau de chasse, mais aucune réelle attache sentimentale. Il semble également entretenir des liens compliqués avec sa mère, venue spécialement en France pour assister à sa soutenance.
« Serais-je à la hauteur ? A quoi ressemblerait-elle ? Comment l’étreindre, la rassurer ? J’avais perdu tous les instincts familiaux bienveillants, jusqu’aux gestes affectifs premiers. J’étais clairement plus doué pour les gestes de secours, et peut-être qu’ils me seraient utiles, comme recours. Qui sait ? L’incertitude me plongeait dans un état de tristesse, pire, de malaise.» (P.14)
Le « Mâle noir » (c’est ainsi que, par la force des choses, nous appellerons le narrateur de ce roman) réussit avec brio à devenir docteur en Anthropologie, à l’université de Caen. Félicité chaleureusement par ses pairs et son directeur, les voix du succès et de l’épanouissement semblent s’ouvrir devant lui. Cependant, c’est en ces termes qu’il traduit ses émotions du moment : « Tout ce que je découvris ce soir-là, c’est que je devenais officiellement chômeur. […] c’était la fin de l’innocence. J’avais trente-trois ans et je percevais ce chaos séismer dans mon for intérieur. »
À mon humble avis :
« Mâle noir » est le premier roman du journaliste et écrivain sénégalais Souleymane Elgas. Mais c’est sa deuxième œuvre littéraire après « Un Dieu et des mœurs », publié en 2015, aux Éditions Présence Africaine. Lorsque l’on se penche sur la biographie de l’auteur, impossible de ne pas faire le rapprochement évident entre Elgas et « Mâle noir ». Mâle noir est anthropologue, Elgas a un doctorat en sociologie, obtenu à Caen. La thèse d’Elgas s’intitule « La Dette originelle : analyse des ressorts de la solidarité des immigrés Sénégalais en France avec leur pays à travers le don, l’engagement et l’entrepreneuriat ». Celle de Mâle noir analyse les transferts d’argent entre les immigrés sénégalais et leurs familles, à travers les notions de dons et de dettes, sur sept cents pages.
« Quand les immigrés donnent de l’argent pour leur famille, ils essaient de rembourser une dette morale ou psychologique. Toute ma thèse ne servirait qu’à le vérifier. » (P.20)
Ce roman est aussi un plaidoyer pour dénoncer les conditions de survie et les centres de rétention réservés aux migrants en France. Une fois de plus, l’auteur, de formation journalistique, n’y va pas par quatre chemins :
« Les centres de rétention, pour ceux que j’avais vus, étaient comme des mouroirs, des pré-cimetières, où les êtres vidés de tout ne deviennent que la chair subordonnée à la décision d’un juge. Ils n’existaient plus en tant qu’êtres, substances, émotions, envies, ascendances, sentiments. […] Au bout de ce tunnel d’horreurs, auquel ils avaient opposé une force héroïque, toute injonction de faire demi-tour sonnait comme la négation de leur reste d’humanité. Ils devaient, les épreuves passées, renaître, donner, s’acquitter de la dette qui les alourdissait, et s’élever à des statuts sociaux et hiérarchiques que ni les emplois subalternes, ni leur naissance ne pouvaient garantir. » (P.82)
Par ailleurs, j’avoue que le regard que Mâle noir pose sur la gent féminine m’a dérangé. Non pas parce la couleur de ma peau est blanche, mais parce que je suis une femme. Et elles sont souvent considérées par le narrateur comme des objets de conquêtes lui permettant de répondre aux critères du mâle noir ainsi qu’à tous les stéréotypes engendrés par une telle appellation. Au final, les rencontres multiples et féminines ne semblent pas épanouir Mâle noir, si ce n’est d’un point de vue physique. Cependant, l’auteur fait en sorte qu’il demeure néanmoins un gentleman et un amant attentionné, il faut le reconnaître.
L'un des domaines dans lequel Mâle noir semble le plus à même d’éprouver de l’amour est celui de la transmission du savoir. Au sujet de ses jeunes élèves à qui il donne des cours particuliers, il exprime ceci :
« Apprendre, transmettre, m’apparaissait dès mon plus jeune âge comme un bien immuable, une vocation universelle, le pilier des civilisations. Pour transmettre, il fallait aimer. C’était bien la condition. J’aimais bien mes élèves. Matures, immatures, capricieux, introvertis, boudeurs, impolis, riches, pauvres, peu importait. Il y avait de ça dans l’amour, je crois, fondamentalement et en première instance. […] La sourde satisfaction qui illumine le visage de l’élève qui vient à bout du système et qui dans son entrain exprime cette joie candide de l’épanouissement, j’aimais la procurer. » (P.51)
Ce qui fait la différence :
Elgas, dès le titre de son roman, semble jouer sur les sonorités des mots MAL / MẬLE. Jeu de mots pour mettre en exergue des maux, langage polyphonique, culture mixée, dénaturée, recherches et oscillations entre deux idéaux, deux femmes… Dualité. Annihilation. Renaissance.
La plupart des chapitres se referment autour d’une réflexion sur l’amour existant, ou pas : « A défaut d’aimer Roselyne, on fut amis, complices, vagabonds, amoureux des espaces verts de la vieille France / Je voulais apprendre à aimer pour trouver cette clé libératrice de mon énergie / J’avais de bonnes bases dans le théâtre sentimental. J’y tenais bien mon rôle ».
La plume d’Elgas reste percutante, incisive. Elle n’épargne personne, pas même « Mâle noir », jusque dans sa virilité.
J’avoue que ce roman a su générer en moi de nombreuses émotions ambivalentes. J’ai trouvé « Mâle noir » à la fois attendrissant, puis cynique, égoïste, mais aussi, et surtout, complètement perdu entre deux cultures, entre deux mondes. « Mâle noir » en fin de compte, est piégé. Et jusqu’à la fin, rien ne semble lui permettre de choisir sa route dans les grands méandres de la recherche identitaire. Car, au-delà du roman et de « Mâle noir », cet ouvrage, parfois grinçant, toujours criant, nous ramène à la question posée dès le début de l’ouvrage : peut-on apprendre à aimer, une fois adulte ?
« Toute ma vie, je n’avais jamais ressenti quelque chose d’aussi fort, d’aussi pur, d’aussi inexpliqué, d’aussi mystique. […] On me promettait l’enfer de la solitude, du racisme. Et pourtant, j’avais fait une rencontre, mon cœur était devenu imprudent. » (P.64)
Belle lecture à vous et bravo à l’auteur pour ce dernier roman !
PS: je fus invitée aujourd'hui par mon amie et consœur Fatimata Diallo-Ba à une rencontre littéraire qu'elle organisait au lycée français Jean Mermoz de Dakar avec ses élèves de Seconde et de Première. L'auteur n'était autre qu'Elgas, un homme fort intéressant à rencontrer. Et une personne profondément humaine. Les échanges avec les élèves furent très pertinents. Merci pour cet agréable moment ! (Photos illustratives de l'événement)
232 pages / Juin 2021 / Aux Éditions Ovadia
Découvrez le premier ouvrage d'Elgas sur le site : Un Dieu et des moeurs
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