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Le début du roman "Les endormis" - Béatrice Bernier-Barbé

Dernière mise à jour : 21 févr. 2022

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« Cette œuvre est un ouvrage de fiction. Les noms, les personnages et les événements sont le produit de l’imagination de l’auteure ou utilisés de façon fictive. Toute ressemblance avec des faits réels, des personnages existants ou ayant existé serait purement fortuite ».

Copyright@2021 - Bernier-Barbé Béatrice

Design, dessins et graphismes des couvertures : @MagriDavidGraphisme


Ce roman est dédicacé à:

A Gass Ezzedine

Au Professeur Léandre Martin


Prologue


« Méfiez-vous des écrivains.


On vous dira qu’ils ont beaucoup d’imagination, que, dans leur tête, ils créent des univers qui vous transportent à des milliers de kilomètres. On vous dira qu’en leur compagnie, vous toucherez presque les étoiles à la vitesse de la lumière, que vous serez transportés par leur plume envoûtante et leur imagination débordante.

Mais leurs écrits ne sont que des chimères, des contes, parfois contemporains, mais principalement utopiques.

La vérité, je vais vous la confier, moi. Ces gens-là ne font pas partie de notre monde. Gardez bien en mémoire qu’ils sont une espèce à part, une catégorie dangereuse dont on devrait à peine tolérer l’existence parmi nous, mais certainement pas les encourager à faire preuve d’autant d’imagination.


Méfiez-vous des écrivains lorsqu’au détour d’une conversation qui vous semblera totalement anodine, ils s’adresseront à vous, avec un petit air innocent et compatissant, pour vous dire : « Raconte-moi tout, je t’écoute… ». Insidieusement, malicieusement, ils vous voleront cette histoire qui est la vôtre ! Ils se l’approprieront, ils la travestiront et auront le culot de vous dire plus tard, avec affront, déni et désinvolture : « tu te méprends. Ce n’est pas de toi qu’il est question dans mon roman. » Et pourtant… Ce sont des âmes sans peine ni remords qui pullulent à travers toute notre planète.


Vous savez, les écrivains abusent souvent de tout et de tous. Ils ne sont pas dignes de votre confiance. Ils ne vivent pas dans le même univers que nous. Leurs mots peuvent être aussi tranchants que la lame d’un Katana, et leur verbe aussi pernicieux que le plus violent des poisons.


En vérité, je vous le dis : méfiez-vous des écrivains, et plus encore des écrivaines. »


Je crois que c’est ce texte qui m’a donné l’impulsion vers le sentier tortueux de l’écriture. J’avais 40 ans lorsque je suis tombée dessus, par hasard, si ce dernier existe vraiment.

Dix ans plus tôt, j’avais vécu le plus grand drame de ma vie. Plus les années passaient et plus j’étais anéantie, pour ne devenir que l’ombre de moi-même, une coquille vide, un être inutile qui occupait encore ce corps, mais pas son esprit, car mon cœur avait explosé en des milliers de fragments irréparables.

Je souffrais comme jamais je n’avais pensé pouvoir souffrir durant une existence.

Et puis, finalement, des années plus tard, j’ai trouvé ma lumière, sous la forme d’une plume, d’un stylo-feutre noir à pointe fine, plus précisément.

Sur le chemin, j’ai rencontré cinq personnes extraordinaires avec lesquelles j’ai vécu une expérience des plus surprenantes. Honnêtement, je ne pensais pas qu’une telle aventure était possible ici-bas. Pour moi, cela n’était envisageable que dans les livres de science-fiction, pas dans la vraie vie.

Pourtant, c’est à leurs côtés que j’ai peu à peu repris goût à l’instant présent.


Et aujourd’hui, c’est leur histoire, notre histoire fort déroutante, que je me dois de vous raconter.


Tout a commencé le 30 août 2020, le jour de la Saint Fiacre. Quelle importance, me direz-vous ? Certainement aucune pour vous, mais pour moi, me souvenir de cette date me permet de remonter le fil du temps et celui de ma pensée jusqu’aux prémices de notre rencontre.


Une forte pluie s’était abattue la veille sur les terres arides du plateau de Thiès, à une cinquantaine de kilomètres de la capitale dakaroise. Déjà, la végétation reprenait ses droits et les plantes recouvraient le sol, nourries par la saison d’un hivernage tropical des plus généreux. Rapidement, les services de l’autoroute avaient fait en sorte de dégager les voies de circulation afin que les usagers puissent de nouveau emprunter les axes routiers. Il restait cependant un peu d’eau aux reflets ocre sur le bas-côté, mais le tronçon Dakar-Ndiass restait praticable pour rejoindre l’aéroport international Blaise Diagne.

Tous les jours, des milliers de personnes empruntaient ces routes, dans un sens ou dans l’autre. Soit pour rallier la capitale, soit pour aller travailler dans la banlieue, qui maintenant s’étendait sur des dizaines de kilomètres. Parfois, au loin, on apercevait encore une termitière, épargnée par les gros engins de construction qui ratissaient le terrain, inlassablement, et qui avalaient tout sur leur passage carnassier. Par moment, on croisait encore un troupeau de zébus dont le berger se reposait à l’ombre maigre d’un acacia ou d’un eucalyptus qui avait trouvé le moyen d’échapper à l’appétit insatiable des promoteurs du coin. Des protections grillagées, sur le côté, empêchaient les animaux de s’aventurer trop près de l’autoroute. Irrévocablement, la nature ne leur appartenait plus.





Chapitre 1: Karim



C’était déjà le troisième appel qu’elle me passait depuis que j’avais quitté la maison, en début d’après-midi.

— Allo

— Habibi, tu as enregistré tes bagages?

— Oui, Maman. Je serai bientôt en salle d’embarquement.

— Tu as payé un excédent?

— Non, j’ai offert mon plus beau sourire à l’hôtesse responsable de l’enregistrement et elle m’a fait cadeau des cinq kilos en trop de Labné, kibbés, fatayers et maamouls que ma mère a glissés dans ma valise. Sans que je la voie faire! … Bien sûr que j’ai payé un excédent, Maman. Comment pourrait-il en être autrement ?

— …

— Il faut sincèrement que tu arrêtes de faire ça. Là-bas, il y a des supermarchés, des restaurants, et même des services de livraison à domicile. Tu sais, je ne vais pas mourir de faim.

— Par pitié, ne prononce pas ce genre de mot avant de prendre un avion. Et puis, il faut bien que je veille sur toi, à ma manière. Leur nourriture est pleine de produits chimiques. Ils élèvent des animaux dans des boites, pour les manger ensuite. C’est affreux, c’est cruel même. De plus, je te signale qu’à chaque fois que tu reviens à la maison, tu es maigre.

— Et à chaque fois que j’en repars, je ne rentre plus dans mes jeans !

Amine ! Les femmes ne regardent pas les hommes qui n’ont que la peau sur les os. C’est ça que tu souhaites ? Devenir transparent aux yeux des belles créatures de ce monde ? Karim, tu ne trouveras jamais une épouse si tu continues de te comporter comme un adolescent qui saute un repas sur deux. Il faut manger, mon fils !


Pendant que j’écoutais ma mère, d’une oreille plus que distraite, je scrutais mon reflet dans la vitre du magasin de duty free. Après un mois passé au pays, j’étais dans l’obligation de reconnaître que je ne faisais pas pitié; c’est le moins que l’on puisse dire ! À force de profiter des bons petits plats de la maison familiale, mes abdominaux étaient devenus aussi discrets qu’un chat chassant une souris ! Il allait vraiment falloir que je me remette au sport, et vite.


Habibi, tu m’entends ? Allo ? Allo ?

— Oui, Maman, mais il faut que je te laisse. Je ne vais pas tarder à embarquer.

Déjà ? Mais tu ne décolles que dans deux heures !

— Maman, je te rappelle à l’arrivée, d’accord ?

Tu n'as pas envie que je te tienne compagnie jusqu’à ce que tu sois dans l’avion ? J’ai fait le plein de crédit. Il y a promotion aujourd’hui, 100 % vers tous les réseaux !

— Je dois absolument boucler un dossier avant demain, Maman. Je vais me poser dans un coin et commencer à travailler dessus.

D’accord, comme tu voudras mon chéri, mais n’oublie pas de garder ta ceinture attachée tout le long. On ne sait jamais.

— Ne t’en fais pas pour moi. Tout va bien se passer. Je suis un grand garçon maintenant.

Tu as peut-être 35 ans, Karim, mais tu restes mon bébé !

— Je sais, Maman. Yallah, je t’appelle à l’arrivée. Je t’aime.

Karim…

— Oui, Maman.

Fais attention à toi, mon fils…

— Comme toujours, ne t’inquiète pas.

Cette fois-ci, encore plus !

— Qu’est-ce que tu ne me dis pas, Maman ? Nadimé t’a encore fait le marc de café, ou bien ?

Karim, on ne rigole pas avec ces choses-là ! C’est du sérieux, tu sais.

— Maman, un jour, il faudra que tu arrêtes de croire que l’avenir des gens se devine au fond d’une tasse à café.

Qu’est-ce que j’ai fait de te laisser partir dans ce pays de mécréants ? J’aurais dû t’envoyer faire tes études au Liban. Au moins, tu ne serais pas en train de te payer ma tête en ce moment et celles de tes ancêtres en prime !

— Et puis quoi, encore. Tu désires réécrire l’histoire, maintenant ? Tu peux faire ça avec le marc de café ?


Ma mère a toujours détesté que je la provoque sur ce genre de sujet. Soit, elle s’énerve et élude la question, soit elle trouve un prétexte pour raccrocher. Résignée, elle finit par me dire :


Bon, je te laisse. Appelle-moi à l’arrivée! Yallah, bye. Je t’aime, mon fils. Fais un bon voyage.

— Moi aussi, Maman. Bye.


Je raccroche mon téléphone et le range dans la poche de mon pantalon. De l’autre main, je récupère ma valise à roulettes et me dirige vers un siège, un peu plus loin, au calme.

Une jeune femme est déjà installée, à deux fauteuils de là, ses écouteurs dans les oreilles. Je m’assieds et je ressors mon téléphone pour connecter le wifi à mon ordinateur portable.

Ma boite email a une fois de plus été envahie par des courriels en tout genre. Maudits spams ! Rapidement, je sélectionne les messages stériles pour les jeter à la poubelle lorsque je tombe enfin sur ce que j’espérais: des nouvelles d’Aïda. Je m’empresse d’ouvrir son courriel.


Mon cœur,

Je ne pourrai pas être à l’aéroport pour ton arrivée. J’ai une réunion de dernière minute qui vient de tomber au boulot. On se retrouve à la maison.

Et je te promets de me faire pardonner…

Je t’aime.

À tout à l’heure.

Aïda.

PS Tu as parlé à ta mère ?


Je relis la dernière phrase, celle que je pressentais, mais que je ne voulais pas voir écrite. J’hésite à répondre. Je pourrai toujours trouver une excuse, une de plus. Dire que je n’ai pas vu le message, que j’ai eu un problème de connexion. Gagner encore un peu de temps… Mais du temps pour quoi, au juste ? Aïda n’aura qu’à me regarder, droit dans les yeux, pour tout de suite savoir. Difficile de lui cacher quoi que ce soit. Lorsque je suis avec elle, on dirait qu’il y a un écriteau sur mon front, avec marqué dessus : « bibliothèque municipale – entrez – lecture gratuite » !

Pourquoi la vie est-elle parfois si compliquée ? Ou est-ce moi qui ai tendance à ne pas me la faciliter ? Je venais de passer quatre semaines au pays, et une fois de plus, le courage m’avait manqué. Je rappelais trois fois par jour à ma mère que dorénavant j’étais un adulte responsable, un chef d’entreprise qui manageait plusieurs employés, mais je trouvais encore le moyen de me dégonfler lorsqu’il fallait aborder des sujets cruciaux. L’empreinte de la famille et celles de ses traditions ne sont pas des coutumes dont on s’émancipe si facilement.


Je lève les yeux de mon ordinateur et je laisse mon regard déambuler dans ce hall immense, cet espace impersonnel, parcouru tous les jours et toutes les nuits par des milliers d’individus, venus du monde entier.


Une petite fille, qui doit avoir dans les cinq ans, captive mon attention. Elle est assise à quelques bancs de moi. Une femme, que je présume être sa mère, se tient à ses côtés, l’aidant à prendre son goûter. Parfois, quelques miettes de gâteau tombent au sol et la petite-fille aux jolies tresses africaines se penche pour les ramasser, mais j’entends sa mère lui demander de les laisser par terre.


— Mais, Maman, quand on salit, tu dis toujours qu’il faut nettoyer, rétorque la gosse, tout en regardant fixement sa mère d’un air particulièrement insatisfait.

— Oui, Aïda, mais ça, c’est quand on est à la maison. Ici, le sol n’est pas propre, et je ne veux pas que tu le touches. Évite d’en mettre partout et mange proprement. Nous allons bientôt monter dans l’avion.


Au même moment, un homme blond aux yeux clairs se dirige vers elles d’un pas décidé. L’enfant bondit de la banquette, lâchant encore plus de sa collation sur le plancher des vaches. Elle court vers l’adulte, en criant « Papa ! ».

Il attrape sa fille au passage, la faisant décoller et revient vers la femme. Le père et la fille se rasseyent à côté de la mère, dont les traits et la silhouette athlétique trahissent une excellente endurance sportive ainsi que des origines à coup sûr sénégalaises.


Je les observe un bon moment, puis je me rends compte de mon indiscrétion. Perdu dans mes pensées, avec mon Aïda à moi, j’ai largement dépassé la bienséance en écoutant une part de la vie de cette famille, assise non loin de moi. Je détourne alors mon regard, gêné par mon intrusion visuelle et silencieuse.


Les salles d’embarquement sont à la fois des endroits extraordinairement impersonnels et des lieux insolites dans lesquels on partage l’espace d’un instant l’intimité des vies de leurs voyageurs. J’ai toujours trouvé cette ambivalence extrêmement emblématique de ce type de lieu. La promiscuité du moment, c’est peut-être cela qui rapproche les gens, finalement. Savoir que l’on ne se doit rien, que l’on ne fait que se croiser et qu’on ne se reverra certainement jamais. On s’y sent déchargé de toute responsabilité et enclin à une profonde liberté.


Et moi, le jour où j’épouserai mon Aïda, à quoi ressembleront nos enfants ? Prendront-ils le teint foncé de leur mère, ou ma peau mate ? Ou les deux ?


La sonnerie de la femme assise à ma droite me sort de mes projections. Au troisième coup, elle décroche son téléphone. Son ton est sec. Elle semble être déjà en colère, avant même que son portable ne réclame son attention.


— Je t’ai déjà dit que tu ne pouvais pas me téléphoner autant. Je ne suis pas toujours disponible, tu sais… Toi, tu as envie de parler, je le sais pertinemment, mais là, je ne peux pas! Ce n’est vraiment pas le moment.


Je ne sais pas qui est la personne à qui elle s’adresse, mais je n’aimerais pas être à sa place, incontestablement ! Et si, de mon côté, je continue à user de la patience d’Aïda, je risque de me retrouver dans la même situation que l’interlocuteur qui est à l’autre bout du fil…


— Tu sais quoi, fais ce que tu veux, Manu ! Je ne peux rien faire à distance de toutes les façons!


Sur ces mots, profondément irritée, elle se lève prestement et envoie valser son téléphone contre la paroi de verre qui nous protège tous de la piste de décollage. Heureusement qu’elle est solide !

Dans ma vie, j’ai déjà vu des femmes en colère, mais jamais autant, dans un aéroport qui plus est. Je ne sais pas à qui cette inconnue parlait, mais elle semble le détester éperdument.


Ayant focalisé toute l’attention sur sa personne de par son geste exacerbé, elle finit par reprendre ses esprits et part rapidement récupérer son téléphone au sol, du moins ce qu’il en reste. Elle rejoint de nouveau son siège, puis tourne la tête vers moi, tout en me lançant:


— Vous avez besoin de quelque chose ?!

Interloqué, et absolument pas préparé à subir ses foudres à mon tour, je me redresse, histoire de donner un peu d’aplomb à ma personne et lui réponds:


— Non. Je vous remercie. Et vous, vous avez besoin de quelque chose ?

— Oui, que l’on me foute la paix ! me balance-t-elle à la figure.

— Formidable, on va s’entendre, alors.

Je quitte son regard pour me replonger dans mon ordinateur portable, toujours posé sur mes genoux.

Quelques instants plus tard, je l’entends s’adresser de nouveau à moi, d’une voix radoucie :


— J’aurais besoin de passer un coup de téléphone, aussi, me dit-elle. Vous pourriez me prêter le vôtre?


De nouveau, je la regarde tout en ne pouvant m’empêcher de penser qu’elle ne manque pas d’air. Mais quelque peu amusé et intrigué par cette situation cocasse, je sors mon téléphone de la poche, le déverrouille, et le lui tends:


— Ce sera tout?

Elle se lève pour attraper l’appareil et me répond avec aplomb:

— Oui, merci !

Ce à quoi je rajoute :

— Juste une précision, vu qu’il s’agit de mon téléphone, je préférerais qu’il ne finisse pas de la même manière que le vôtre.

C’était la mauvaise blague de trop, semble-t-il. Des larmes silencieuses perlent de ses grands yeux verts qui traduisent à eux seuls toute la tristesse du monde.

D’un coup, je suis désarçonné et extrêmement gêné. Je n’ai jamais su quoi faire face à une femme qui se met à pleurer. Beaucoup d’hommes sont comme moi. Que voulez-vous ? C’est inhérent au genre masculin ! On se sent désarmé, pris en otage dans une situation qu’on ne maîtrise pas. Et ce n’est pas terrible comme sentiment, car, dans ces moments-là, on se sent profondément impuissant. Et nous les hommes, nous n’aimons pas nous sentir neutralisés, voilà tout. Cependant, et en toute sincérité, je tente de rattraper le coup :


— C’était une blague… Faites à votre guise, et prenez votre temps.

Elle se ressaisit, arrête de pleurer, toujours en silence et me remercie d’un discret signe de la tête.

Je prends alors quelques instants pour l’observer. C’est une très jolie femme, avoisinant la quarantaine, je dirais. Ses longs cheveux bruns et épais sont entrelacés dans un chignon volumineux et négligé qui tient grâce à un crayon de papier. Sa peau mate et quelques taches de soleil accompagnent à merveille sa fine silhouette.

Je repense à un poème de Baudelaire que j’avais étudié lorsque j’étais encore au lycée :

« Dans l’océan de ta chevelure, j’entrevois un port fourmillant de chants mélancoliques, d’hommes vigoureux de toutes nations et de navires de toutes formes découpant leurs architectures fines et compliquées sur un ciel immense où se prélasse l’éternelle chaleur. »


Elle porte un pantalon en lin blanc, cintré au niveau de la taille et une chemise ample dont le bleu me rappelle celui de la Méditerranée, lors de ses plus beaux jours de l’été. Ces jours si précieux où j’aime me balader le long de la jetée de Palavas-les-Flots, non loin de là où nous habitons, Aïda et moi.

Toujours relativement inquiet pour la survie incertaine de mon téléphone, je ne peux m’empêcher de garder une oreille discrète sur sa conversation, tout en ayant les yeux rivés sur mon écran d’ordinateur, l’email d’Aïda me tenant toujours compagnie.


— Allo, Chéri, ta journée s’est bien passée ?... Tu peux me passer Papa, s’il te plait ? …Oui, je sais mon cœur, il est cassé. … Moi aussi chéri, je t’aime fort… Coucou, ça va ? … C’est le portable d’une personne très serviable qui a accepté de me dépanner.


Elle me regarde tout en disant cela, puis reprend sa conversation.


— Il est cassé. Un défaut de fabrication, certainement. J’en rachèterai un autre à l’arrivée. Je voulais juste te prévenir… Moi aussi, je t’aime… Oui, je sais… Merci. Ne t’inquiète pas. Ça va aller. À tout à l’heure.


Elle revient vers moi et me rend mon téléphone tout en me disant :

— Désolée pour tout à l’heure. Vous avez dû me prendre pour une folle. Je ne suis pas comme ça en temps normal… Et merci pour le coup de fil.

— Un peu, oui, j’avoue. Après, on a tous nos moments, bons ou moins glorieux.

Elle sourit légèrement et répond :

— On va dire cela comme ça. Merci encore.


« — Votre attention, s’il vous plait, les passagers du vol AF742 à destination de Paris sont priés de se présenter à la porte A10 pour un embarquement immédiat. »


— Bon voyage, me lance-t-elle.

— Merci. Bon voyage également.


Je referme mon ordinateur sans avoir répondu au courriel d’Aïda, j’attrape ma valise à roulettes, je range mon téléphone dans ma poche et je commence à me diriger vers la porte A10.

Une longue queue s’est déjà formée. Une centaine de personnes piétine en attendant que vienne leur tour. Pour ma part, cela ne me dérange pas de passer quelques minutes debout avant les cinq heures de vol qui m’attendent pour rejoindre la capitale française. Suite à ça, je vais devoir enchaîner avec une correspondance pour Montpellier, et attraper la navette qui me ramènera jusqu’à chez moi. Mon voyage ne fait que commencer.


Devant moi, la file se forme et se distord, comme un serpent prenant vie, ondulant au gré des mouvements et des humeurs changeantes des passagers. Par moment, des enfants crient, des adultes parlent fort. Une personne âgée en fauteuil roulant, accompagnée d’un personnel assistant au sol, double la file. Au même instant, un homme devant moi s’exclame à la cantonade :


— Je peux en avoir un, moi aussi ?

Je sais qu’il y a un grand nombre de cons sur Terre, mais à ce point-là, je n’aurais pas imaginé… Je ne peux m’empêcher de lui répondre sur le même ton :

— Bien sûr ! Venez par ici pour qu’on vous rende infirme !


Surpris par ma réactivité, le type se retourne, cherchant du regard l’effronté que je suis. Il cherche autour de lui jusqu’à ce que ses yeux finissent par croiser les miens, et à ce moment-là, il comprend de suite que la réflexion n’a pu venir que de moi, le Libanais mal rasé d’un mètre quatre-vingt-dix et quatre-vingts kilos, presque que de muscle (et d’un peu de labné !).

L’espace d’un instant, nous nous affrontons du regard.

Mon téléphone se met à vibrer dans ma poche, mais je continue de le provoquer silencieusement, cherchant inéluctablement le conflit. Il finit par se remettre dans l’axe de la file, abandonnant le combat. KO du con - victoire pour moi !


Je dois avouer que je trouve ces moments particulièrement agréables, car ils ont ce petit quelque chose de jouissif, avec un parfum de revenez-y. Remettre les insolents à leur place est l’une de mes spécialités ! La communication, parfois violente, ça me connait. Déjà à l’école, j’étais plutôt le genre d’adolescent que l’on repérait dès le début de l’année. Et aujourd’hui, dans mon travail, le côté pugnace de mon tempérament me permet souvent de remporter de nouveaux contrats face à une concurrence toujours plus vorace et sans état d’âme. Le marché des affaires, c’est pire que la cour de récréation. Tous les coups sont permis.


Je consulte mon téléphone, mais le numéro qui m’a appelé n’est pas dans mes contacts. Pris d’un doute, je vérifie mon journal d’appel et constate que c’est le numéro que l’inconnue de tout à l’heure a composé. Je décide de rappeler. De l’autre côté, le portable sonne dans le vide quelques instants, puis une voix d’enfant décroche:


Allo Maman? Je voulais te parler, moi aussi. Tu es où ?

OK, que répondre à cette petite-fille à l’autre bout du fil ? Je suis pris de court. Heureusement, une voix masculine saisit à son tour l’appareil et me dit :

Bonjour, je vous prie d’excuser cet appel. Ma femme a utilisé votre téléphone pour me joindre et notre fille désirait lui parler avant d’aller dormir. Je suis confus pour le dérangement.

— Il n’y a pas de mal, ne vous en faites pas. Mais, actuellement, je suis en train d’embarquer et je ne vois pas votre épouse.

Je parcours des yeux l’assemblée à plusieurs reprises pendant que je lui parle, en vain.

Bien sûr, je comprends. Merci encore, et bon voyage.

— Merci.


Dix minutes plus tard, c’est à mon tour de présenter mon passeport sénégalais et ma carte d’embarquement. Comme beaucoup de mes compatriotes, nous sommes sénégalais depuis trois générations. Mon grand-père est arrivé au Sénégal dans les années trente. Ma grand-mère l’a rejoint sur Dakar deux ans plus tard, laissant au Liban toute la famille. Entre-temps, de son côté, il avait réussi à ouvrir un petit comptoir près du port autonome de la capitale. Il y vendait tout ce qui pouvait se négocier : boissons sucrées, allumettes, cacahuètes, bonbons à la menthe, vis, clés à molette… Il maîtrisait parfaitement le wolof, connaissait les rudiments du français et avait l’arabe à son acquis, bien entendu.

Il a commencé petit, comme il a toujours aimé le rappeler à ses enfants. Et puis, à force de travail, de persévérance et de barraca, comme on dit chez nous, il a fini par s’imposer en leader sur le marché de l’agroalimentaire en Afrique subsaharienne.


Lorsque j’ai décidé de lancer ma propre entreprise, il y a trois ans, il fut le premier à soutenir familialement et financièrement mon projet. Mon père, son fils, quant à lui, était contre.

Il m’a fait asseoir en face de lui, il m’a regardé droit dans les yeux et il m’a posé une seule question : « Est-ce que tu crois en ce que tu veux faire ? ». Ce à quoi j’ai répondu, quelque peu intimidé, mais avec franchise : « Oui, Gido ». Il a souri, a hoché la tête en avant et a simplement ajouté, avec beaucoup de sagesse : « Dans la nuit noire, sur la pierre noire, une fourmi noire. Dieu la voit… Maintenant, va, mon fils. » Jusqu’à aujourd’hui, je ne suis pas certain d’avoir saisi l’ampleur et la dimension de ses mots. Mais, le lendemain après-midi, je constatais avec liesse que mon grand-père avait déjà fait en sorte que l’argent ne soit pas un obstacle à l’aboutissement de mon projet en Europe. Il avait cru en moi et en mes rêves, et c’est tout ce qui comptait. Grâce à lui, j’allais pouvoir devenir mon propre patron.

L’an passé, il est parti rejoindre les étoiles et sa femme qui l’avait devancée pour cet ultime voyage. Les quatre-vingt-dix bâtons de nicotine qui partageaient son quotidien depuis des décennies avaient eu raison de son dernier souffle.

— Bon vol, Monsieur.

— Merci.


Je longe le couloir qui permet d’accéder aux portes de l’avion. Et là encore, il y a un peu d’attente. Il commence à faire chaud. Les vêtements me collent à la peau. L’hivernage n’est pas ma saison favorite. Tout est moite, l’air est chargé d’humidité et en devient suffocant. Il fait tellement chaud que même lorsque l’on va aux toilettes, on hésite à embarquer un ventilateur avec soi. C’est la saison nationale des machines à laver. On les entend tourner plusieurs fois par jour, à chaque étage de l’immeuble dans lequel habite ma famille. Chacun salit au moins deux vêtements par matinée à force de transpirer ! Les odeurs y sont lourdes, le temps semble suspendu aux prochains nuages de pluie qui, souvent narguent la capitale, mais qui ne font que passer au-dessus de la tête des désespérés que nous sommes, trempés de sueur et nous languissant du moindre souffle d’air qui viendrait apaiser cette chaleur torride.

J’ai hâte d’arriver chez moi, chez nous, de retrouver Aïda, de la serrer contre moi, de l’embrasser, de…


— Monsieur, vous pouvez avancer, s’il vous plait ?


L’hôtesse de l’air me demande de rentrer dans l’avion et de lui montrer mon numéro de siège, inscrit sur mon billet. Je me laisse guider jusqu’à mon fauteuil, vers le fond de l’appareil. L’avion s’étant déjà bien rempli avant mon arrivée, il ne reste plus beaucoup d’espace dans les compartiments à bagages.

Un autre personnel de bord récupère ma valise à roulettes et la range vers l’avant de la carlingue. Et au moment où j’arrive au niveau de la rangée où je dois prendre place, quelqu’un est déjà assis, côté couloir.

La bonne blague, je dois avoir la poisse, ce n’est pas possible ! À la tête que fait le type, je comprends qu’il est aussi heureux que moi de cette situation cocasse.

Cette fois-ci, nos échanges visuels sont très brefs. Nous n’avons plus envie de jouer ni l’un ni l’autre. L’espace est bien trop confiné. Cela pourrait mal se terminer… Heureusement qu’il reste une place libre entre nous, une parenthèse invisible qui nous permettra de garder la distance. Pourvu que cela reste ainsi.

Il ne se lève même pas pour me laisser passer. Je me contorsionne pour accéder à mon siège contre le hublot, prenant soin de ne pas le toucher ni même de l’effleurer. Je m’installe enfin et je boucle la ceinture bleue de France autour de mon abdomen.

Cinq heures à tenir et je serai de retour chez moi. Ça va aller, Inch’Allah ! Comme on dit à la maison : « Dieu est grand. »





Chapitre 2: Solène


Je déteste les aéroports. En vérité, il y a beaucoup de choses que je déteste, à bien y réfléchir. Ma sœur me le dit souvent : « quand je te regarde, Solène, j’ai l’impression de voir une p’tite mamie acariâtre qui ne supporte rien ni personne. Tu dois être née vieille, en fait ! » Martine a raison, mais je me garderai bien de le lui dire, ce serait tellement jubilatoire pour elle. Et puis, qu’elle me laisse tranquille, c’est ma vie après tout, pas la sienne !

J’ai cru mourir mille fois sur cette autoroute qui n’en finissait pas. Sans parler du chauffeur, fâché à vie avec le clignotant… C’est pas compliqué quand même ! Faut pas sortir de Saint-Cyr pour comprendre comment ça marche ! Tu doubles, tu déclenches ta p’tite lumière avant et ta p’tite lumière arrière. Tu préviens les gens, quoi ! La prochaine fois, ce n’est pas compliqué, soit l’ONG se débrouille pour me trouver un véhicule suréquipé full option - avec clignotant, j’insiste - soit il va s’écouler un bon moment avant que je ne revienne dans le coin leur dispenser mes conseils !

Bon, le côté positif, c’est que je voyage léger. Pas d’excédent. Un enregistrement vite fait bien fait. Je vais pouvoir me poser dans un coin et attendre tranquillement l’embarquement. Quand je pense à toutes ces familles qui se trimbalent avec leur marmaille accrochée à leurs basques, d’un pays à l’autre, j’en ai le tournis. Et vas-y que je te porte ton sac rose à paillette en plus des trois valises à roulettes qu’il faut se coltiner. Et vas-y que je t’emmène aux toilettes dont le sol glissant pue le pseudo-désinfectant le moins cher du marché. C’est le lieu par excellence où les mères de famille passent en mode commando et disent à leurs gosses : « Tu touches à rien ! » Et là, à la tête que fait le gamin, tu comprends qu’il est en train de se dire : « Je fais ça comment ? ».

Ah non, non, franchement, s’occuper de soi est déjà largement suffisant !

Tiens, un point relais, et si je me trouvais un truc sympa à bouquiner ? Ou à reluquer… Il est pas mal du tout, celui-là. Bon, son jeans lui serre un peu l’entre-fesse, mais ce n’est pas pour le desservir, bien au contraire. Moulé comme il faut, plissé là où il faut pour avoir assez de contenu dans la paume de la main. Et vu qu’il est de dos, et au téléphone, je ne lésine pas sur mon petit moment de plaisir « reluquage ».

C’est drôle, beaucoup d’hommes pensent avoir l’usufruit de cette pratique. S’ils savaient… Au moment où je passe à côté de lui, je comprends qu’il est en train de parler… à sa mère. Une histoire d’avenir, ou quelque chose dans le genre. Mon passage à côté de lui est furtif, je ne saisis pas tout. Mais mon système d’alarme se met en route. Vite, Solène, fuis ! Ce type doit avoir la trentaine passée et il attend encore que Maman lui dise ce qu’il doit faire.

OK, confidence pour confidence, je dois avouer quelque chose : depuis l’adolescence, j’ai un radar spécial « fils à maman ». Je vous jure, c’est un truc de fou ! Ces types-là, je les renifle à cent kilomètres à la ronde, j’ai un don pour cela. Ce sont d’éternels adolescents, incapables de prendre leur vie en main, toujours dans les jupons de leur mère, qu’ils vénèrent plus que tout au monde. Elles doivent imaginer que leurs fils sont les plus grandes merveilles que la Terre ait portée, et que toutes les nanas qui peuplent la planète ne sont que de méchantes sorcières, envoyées ici-bas pour ensorceler leurs fils prodiges, à grand coup de baguette magique ! Bon, ça suffit, j’ai assez maté le fils à maman comme ça. Il est temps d’aller m’asseoir, sagement.

La porte d’embarquement n’étant pas encore annoncée, je me pose au hasard sur l’un des nombreux fauteuils inconfortables disponibles dans le hall d’embarquement. À peine installée, mon téléphone se met à vibrer dans le sac à main. Nonchalamment, je saisis l’appareil et je le porte à mon oreille après avoir enlevé la boucle volumineuse en argent qui orne mon lobe gauche. C’est un cadeau de mes collègues, lors de ma dernière mission au Mali. Du cent pour cent local, m’ont-ils assuré !

— Allo !

Solène, tu es déjà dans l’avion ?

— Bonjour, Martine ! Tu sais que c’est ainsi que les gens normaux commencent leurs phrases ? Ils disent : « bonjour. Comment vas-tu ? Tu as passé une bonne journée ? ». Et quand tu vis en Afrique, il faut aussi demander des nouvelles de leur famille, à savoir le mari, les enfants, les parents, les grands-parents !

Épargne-moi tes sarcasmes, s’il te plait. Ta seule famille, c’est moi et, en plus, je suis pressée. Je te téléphone en kit mains libres, et je suis en train de conduire là. J’ai un rendez-vous dans dix minutes. Je n’y serai jamais à temps si ça continue de bouchonner comme ça !

J’entends ma sœur balancer une insanité à un autre automobiliste qui vient de lui faire une queue de poisson, l’empêchant de tourner vers la voie qu’elle voulait emprunter et de mon côté je marmonne à mon tour :

— Et moi, je suis en train d’enfiler des perles…

Pardon ?

— Non, rien. Tu disais ?

Oui… je t’appelle pour te prévenir… Richard a récupéré ses affaires… et il m’a déposé le double de tes clés au bureau.

J’encaisse le coup, en silence, en apnée. Une carpe, pour une fois. Je ne dis rien. Mon cœur s’accélère, ma poitrine devient douloureuse, d’un coup. Serait-ce les prémisses d’une crise cardiaque ? Impossible, je n’ai que quarante et un ans. Je ne fume pas, je ne me drogue pas. Quoique. Est-ce que l’on peut considérer le café et le chocolat comme des psychotropes à part entière ? Bonne question !

À l’autre bout du téléphone, je sens Martine qui commence à s’impatienter, dans l’attente d’une réaction de ma part.

Solène, tu m’écoutes ?


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Tous droits réservés, copie interdite.

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Crédit images: Pixabay


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