Où allons-nous ? Dans le Sud du Sénégal, dans la région de la Casamance
À quelle époque ? Contemporaine
Venez, je vous raconte de quoi il est question :
L’histoire se déroule dans le village d’Oukat Elampay que l’auteure situe en Casamance. Rapidement, nous découvrons les personnages centraux du roman : Boura, le fils « young adult » de Kadya et Dialo. Dialo est le conservateur du bois sacré. C’est à lui que revient la fonction de procéder aux cérémonies officielles du village. Il scande des paroles sacrées pour s’adresser au dieu Ataw et procède aux incantations qui garantissent au village et à ses habitants de vivre en paix, loin de tout tracas.
Nous faisons également la connaissance d’Alimbissi, le chef du village dont les directives et les décisions sont toujours très réfléchies et tempérées. « Ce n’était pas pour rien qu’il était un chef ; il en détenait toutes les qualités requises. » (P. 21) Alimbissi est agriculteur de profession et pour l’heure, il est très inquiet car depuis deux années déjà la terre de son village ne produit plus autant que dans le passé, et ce malgré des pluies abondantes. Le village d’Oukat Elampay risque la famine. Il convoque donc ses compères fidèles et adjoints pour leur expliquer ce qu’il compte tenter. Il s’agit de Dialo (précédemment introduit), de Gawlo, son griot, et de Tawakalt. Rapidement, Gawlo, qui a toujours la langue bien pendue, accuse les deux étrangères, une mère et sa fille (Edjenk et Ida) qui se sont installées depuis de nombreuses années à l’orée du village, d’être responsables d’une malédiction qu’elles auraient engendré en fâchant le dieu Ataw lorsqu’elles se sont greffées à eux, sans leur consentement. Le village ne les a jamais accepté et les appelle les Mystérieuses. De plus, totalement livrées à elles-mêmes et ne bénéficiant d’aucune aide des villageois, elles vivent dans une misère extrême. Mais Tawakalt, en bon musulman pratiquant et Imam du village, refuse cette vision de la situation. Pour lui, leurs malheurs « proviennent de Dieu et Lui seulement ».
Alimbissi décide alors de se rendre dans le village d’à côté, à Tandi, pour demander à Camara son aide. Ce dernier est également le gardien du bois sacré de Tandi. Lui seul peut s’adresser au Dieu Enki qui leur dira quoi faire. Lorsqu’Alimbissi et Gawlo arrivent à Tandi, situé à quelques kilomètres de là, Camara les attend déjà car la visite des deux hommes lui a été révélée depuis l’aurore.
À mon humble avis :
Le résumé du livre nous promet un voyage dans le Sud du Sénégal et le contrat est largement rempli par l’auteure : l’atmosphère verdoyante casamançaise est décrite avec beaucoup de profondeur par Anna Ly Ngaye. On se plonge facilement dans l’ambiance du village d’Oukat Elampay. Les cérémonies rituelles dans le bois sacré y sont exposées avec pudeur, respect et connaissances.
Les personnages sont attachants et nous font parfois sourire par leurs traits de caractère. On retiendra notamment le couple de griots, Gawlo et Dialiya, incapables de garder un secret. Avec ces deux-là, pas besoin d’internet pour répandre les nouvelles comme une trainée de poudre.
Edjenk et Ida qui survivent tant bien que mal, dans l’indifférence la plus totale, nous émeuvent dès le début du roman. L’auteure écrit : « C’était difficile pour elle de veiller à la santé de sa fille et de se décarcasser pour trouver de la nourriture pour la stabiliser. La pauvreté est un vrai démon qui ronge en profondeur. Un démon qu’on ne peut vaincre qu’avec un élan de solidarité. » (P.53)
Ce qui fait la différence :
C’est incontestablement l’engagement du point de vue de l’auteure sur différents sujets de la société africaine, de ses croyances, de ses valeurs, de son évolution. Elle affirme ses positions et n’a pas peur de dire ouvertement ce qu’elle pense.
Citons tout d’abord, le thème du divorce qu’Anna ly Ngaye compare à un phénomène de mode. « Le mariage a perdu pratiquement tout son caractère sacré. Les gens divorcent plus qu’ils ne se marient. […] Le mariage est devenu un vrai business basé essentiellement sur le matériel, la recherche et le confort. […] D’autres, arguant des problèmes de castes, refusent de donner en mariage leurs filles. Mais quand l’occasion se présente, ils n’hésitent pas à les livrer à de vieux papis « toubabs », l’essentiel est qu’ils y trouvent leurs comptes, dans tous les sens du mot. » (P.33)
Autre phénomène de société décrit comme une « mode » par l’auteure : fêter les anniversaires de décès, ce qui « est maintenant devenu une mode à laquelle s’adonnent la plupart des gens. Dans certaines familles, ils vont même jusqu’à faire des annonces dans les médias rien que pour le folklore. Le plus déconcertant est que dans ces cérémonies on en oublie même parfois l’objectif : celui de commémorer un disparu. Acte qui doit se faire dans le recueillement et la sobriété.». (P.49)
Le thème de la pauvreté et du manque d’entraide est également important pour l’auteure.
« De nos jours, il est fréquent de voir des personnes mourir de faim, dont beaucoup de femmes et d’enfants. Pourtant les associations humanitaires pullulent, mais font souvent l’œuvre du médecin après la mort. Elles attendent qu’elles soient à bout de souffle, cachectiques, déshydratées pour enfin voler à leur rescousse avec des sacs de riz, des sachets d’eau, ameutant toute la presse comme si elles se moquaient des conditions de vie de ces pauvres personnes. » (P.62)
L’oreille du Sud l’oracle d’Enki est donc un premier roman engagé dans lequel l’auteure affirme ses convictions avec soutien et fermeté. Chacune/ chacun y trouvera son lot de réflexions : du toubab « qui trouve une manière d’affirmer sa domination sur ces deux noirs que lui et ses semblables continuent de coloniser à travers la culture, la politique et l’économie » (P.71), à « l’individualisme caractérisé, le « chacun pour soi » » européen (P.74), en passant par le caractère crucial de ne « jamais divorcer d’avec ses traditions et ses coutumes. Nos dieux sont puissants, notre culture est valeureuse. » (P.86).
Belle lecture à vous!
146 pages / juillet 2019 / Aux Editions de L’Harmattan Sénégal
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